Alzheimer… Même toi, on t’oubliera, ils ont lu, ils ont dit

De  Didier Betmalle

Intense, 16 août 2016
Ce roman est d’une densité et d’une intensité fiévreuses: Léa ouvre, lit et commente la lettre testamentaire du docteur K. (sa grand-mère Norma), une quinzaine d’années après qu’elle a été rédigée à son intention. Alors diagnostiquée Alzheimer, Norma a voulu transmettre à sa petite-fille l’essentiel de son apprentissage humain, avant que les mots lui manquent, avant que son esprit ne se vide.
Ce texte a l’énergie particulière des textes adressés, et on le reçoit comme un flux de confidences, à soi destinées. On est pris par le flot vif, véhément, rageur, et pour le plaisir de cet emportement, pour la sensation grisante de rapidité, on sacrifie parfois la pleine compréhension du discours du docteur K., dont les réflexions — sur l’Alzheimer principalement, mais pas seulement — présentent une complexité certaine, et demandent toute la concentration et la disponibilité du lecteur.

En ce qui me concerne, devant ce phénomène de courant de fond, j’ai choisi de lire une première fois sans freiner l’élan, en surfant sur la vague d’urgence qui déferle, pour profiter pleinement de cet aspect dynamique du roman — j’allais dire de sa joie — jusqu’à son dernier mot. Ensuite j’ai repris ma lecture posément, pour suivre au plus près la conversation qui s’établit peu à peu entre les deux femmes, à quinze ans de distance.

Dès la première lecture c’est la force des personnages qui vous frappe, le couple des grands-parents Nathan et Norma, dont l’intelligence sensible, le goût profond de l’altérité, leur foi en la vie, rayonnent dans le moindre repli de cette histoire. Le roman s’ouvre d’ailleurs sur le portrait magnifique de Nathan, grand-père génial, tout à la fois ami, compagnon de jeu, maître d’éthique, pédagogue exigeant, père spirituel, qui justement, au terme de sa vie, au moment de “partir”, remet la lettre de Norma à Léa. Le thème central de la transmission est ainsi développé de mille façons, principalement à travers l’impact des mots de Norma dans le cœur et l’esprit de Léa, bouleversée de découvrir toute la profondeur de cette femme et combien résonnent en elle sa voix, ses pensées, sa sensibilité, ses intuitions métaphysiques.

Particulièrement touchantes et subtiles sont les pages où Norma évoque son propre grand-père, le discret collectionneur de timbres, montrant que la valeur de l’héritage ne dépend pas de la flamboyance des personnalités qui nous le lèguent, ni de celle des idées qu’ils nous communiquent, mais d’un instant, souvent inaperçu, où par une attitude, un mot, une manière de parler de leur passion, ils déposent en nous un germe “qui nous structure à l’intime”.

Mélanie Talcott, que je ne connaissais pas, c’est une voix qui roule comme un torrent, un torrent qui ravine les sols pour mettre à jour leurs couches constitutives, une force élémentaire qui lui permet de sonder son époque et de livrer son examen d’un ton très libre, à la fois sévère et plein d’humour. De ce point de vue le portrait que Norma dresse de l’homme du XXIe siècle est un morceau très réjouissant.

Le goût de la formule est un puissant moteur d’écriture, et chez Mélanie Talcott on sent que ce n’est pas une simple complaisance de style, mais un véritable outil de percussion, un instrument de chantier pour briser la persistance des sous-couches d’idées toutes faites, concasser les automatismes du raisonnement. Des formules opérantes possédant cette vertu vous en rencontrerez à profusion dans ce roman-essai.

Parmi les nombreux thèmes qu’on y aborde, il faut citer la reprise de la thèse de Marcel Sendrail, médecin Toulousain que l’auteure nous fait découvrir: à chaque époque correspond un “style pathologique”. Le développement de cette thèse sous-tend la réflexion de l’auteure autour de la maladie d’Alzheimer, vue comme métaphore de notre époque fuyant le réel.

Enfin, — et je suis au regret de devoir me limiter devant la richesse de ce livre — il faut mettre en relief encore une des spécificités du roman. Une ruse splendide a inspiré à Mélanie Talcott l’idée de scinder la maladie en deux aspects, Aloïs et Alzheimer. Le prénom du savant et médecin représente l’aspect acceptable, non nocif de la pathologie, sorte de guide ramenant à force d’oubli le patient à un état archaïque d’innocence, tandis que le nom propre représente l’inacceptable, le désastre annoncé, la dégénérescence indigne.

De telle sorte que Norma parvient à le considérer comme un allié:
« Mais voir ma mémoire peu à peu se perdre et s’ouvrir peut-être sur des territoires neuronaux insoupçonnés entre les mains d’Aloïs, le Savant, le Sage, le Lettré! Marcher dans l’ombre pas à pas derrière cet emblématique Ermite à la lampe. Parcourir une vie dans l’autre sens, fermer une à une les portes et revenir au point de départ, riche d’une expérience devenue inconsciente. Partir tel un nouveau-né flétri par les ans et renaître dans un autre monde où tout redevient peut-être furieusement conscient. La vie, après tout, m’offre un fabuleux parcours à contre-sens et à contre-courant.
« On nait ridé, on meurt ridé… »
C’est un roman généreux et passionnant qui nous concerne tous profondément. A lire absolument en se laissant emporter par la force du courant.

 

Magali Prigent (généreuse correctrice de Alzheimer… Même toi, on t’oubliera)
Un très beau sujet traité d’une manière originale, cette idée de lettre de la grand-mère à sa petite fille est géniale, raconter sa descente dans l’enfer de la maladie est très percutant et efficace. et cette façon de passer d’un point de vue à un autre tout en suivant l’évolution de la maladie c’est intéressant. De plus, c’est magnifique. On a tout : l’émotion, la partie médicale, les sentiments du malade, son rapport avec la maladie, etc.

Le seul « mais », mais que je trouve trop important, c’est que la lecture est un peu trop complexe. Le fond est compliqué, les mots et la forme ajoutent à la complexité.. Certains paragraphes se lisent avec délice. Quand je dis délice c’est que je ne trouve même pas un mot qui peut expliquer ce que j’ai ressenti. Tu nous mets dedans Mélanie, tu hérisses les poils de nos avant-bras, tu nous ouvres à des tas de choses, tu nous fais comprendre l’incompréhensible, le non-préhensible… et c’est pour ça que tout devrait être au même niveau. Ni trop, ni trop peu, mais il n’y a pas de « trop peu » dans tes écrits. Du parfait et du compliqué.

Tout ce que tu dis est vrai et je partage même beaucoup de tes idées. Mais je trouverais dommage que cette histoire parte dans un sens autre que celui auquel on s’attend. On apprend plein de choses sur cette maladie. Tu en connais beaucoup. On a envie que cette petite fille en apprenne plus sur sa grand-mère et qu’elle en soit fière du début à la fin. Et que, même si on sait que ça se terminera mal pour l’une, l’autre soit préservée. Dans ma tête, Léa sera préservée car sa grand-mère lui transmet ce qu’elle est, (elle parle de sa vie aussi) et comment elle se situe dans le monde… Elle sème des graines dans le jardin de Léa et c’est Léa qui les fera ou non pousser..

 

Dominique Lebel
Pourquoi les nuages ne tombent-ils pas ? Pourquoi doit-on vivre si, un jour, on doit cesser de vivre ? Où vont nos pensées une fois qu’on ne pense plus ?

Ce livre est écrit dans un style violent parce que le sujet en est violent, il n’est ni un roman, ni une autobiographie, ni un réquisitoire contre les absurdités de notre époque, ni un essai sur nos grandes misères mais un peu tout ça à la fois. Il est une histoire avec des personnages et une métaphore avec nous.
Il raconte l’histoire d’une bataille –,règlement de compte ou partie d’échecs, comme on veut,- entre une femme, Norma, et son ennemi Aloïs. Norma perd la mémoire et comme elle était médecin, elle comprend à qui elle a affaire : Aloïs Alzheimer, la maladie de l’oubli, le blanchisseur de mémoire, si puissant que le malade oubliera même qu’il est malade.

J’ai bien connu Aloïs, qui s’en est pris à mon père. Il avait revêtu le déguisement du docteur Parkinson, qui est son double en matière de dopamine, mais il ne nous a pas trompés longtemps et nous l’avons reconnu. Vu venir avec ses gros sabots. Les tremblements n’étaient rien, le docteur était  un enfant de chœur. Face à un tel individu, que faire sinon se fâcher, se cabrer et crier au massacre ? C’est ce que fait Norma, qui écrit à Léa sa petite fille, pour lui raconter sa bataille contre le vide de l’oubli, le gouffre qui l’attend. Car on est tellement plus libre avec ses petits enfants qu’avec ses propres enfants. A eux on peut bien tout raconter, même qu’on a désaimé sa mère peu douée pour l’amour, même qu’on a un fils débile qui a tout compris les choses à l’envers. Même qu’on a le même compagnon depuis quarante ans et qu’on l’aime, mon Dieu comme on l’aime. Et Léa découvre le secret de cette grand-mère dont elle ignorait la maladie.

Tout ça pour vous dire que ce livre est important, d’autant qu’il paraît que nous allons vivre très vieux (je l’espère pour ma part) et qu’Aloïs va donc se régaler avec nous (ce que je n’espère pas en ce qui me concerne). Dans ces conditions, mieux vaut regarder l’ennemi en face et lire ce que Mélanie Talcott a écrit là, avec sa façon si personnelle de mettre les pieds dans le plat face à nos excès, notre Alzheimer collectif qui nous fait oublier la vraie vie au profit d’une existence virtuelle et nous rend amnésiques des bonnes choses du passé. Avec aussi sa façon bien à elle de faire deviner la tendresse – une grosse tendresse – derrière des réflexions à l’emporte-pièce. Avec ses phrases à rallonge et ses mots parfois un peu trop rares pour ma Kobo, qui ne veut pas les traduire. (pour Phylum (1), elle s’est carrément rebiffée et a failli s’éteindre). Avec de si belles définitions, comme celle de la mémoire, vaste bibliothèque dont les livres sont en désordre, avec têtes de gondoles et trésors cachés.

Voilà un livre qui ne se lit pas à la légère, même si Norma l’est, légère – une plume, délestée comme elle l’est de quelques-uns de ses souvenirs et du poids tragique de l’espoir. Voilà un livre dur avec nous, car Norma a choisi « la lucidité pour réenchanter le monde » et ça n’est pas gagné. Voilà un livre qui vous distille quelques vérités premières (« deux choses gouvernent l’Homme : la peur et la quéquette »). Voilà un livre qui rend hommage au beau style et ça n’est pas demain la veille que je renoncerai au beau style, personnellement – sauf si Aloïs s’en mêle pour me faire oublier à quoi ça ressemble, les livres bien écrits.

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