« Quelque chose d’évadé, quelque chose de l’ AUTRE RIVE,
quelque chose des dialogues d’émigrants doit vibrer dans l’arc du roman. »
Paul Nizan.
(Marcher à l’écriture. Incubation d’un livre. Notes pour “l’Année de l’amour”)
LES POÈMES DE MÉLANIE –26 juin 2017, épisode 1 – par Didier Betmalle
Je lis et relis les poèmes de Mélanie. Je prends tout mon temps. Jusqu’à ce qu’ils m’acceptent. Jusqu’à ce que nous nous soyons apprivoisés mutuellement et que la confiance règne.
Le livre est beau. Ses pages sentent un peu le tabac. La photo de couverture m’adresse ses vibrations d’enfance. Ses poèmes je les regarde, je les lis, les respire, les sens, je me laisse éclairer par leurs images, moi clopinant, hésitant au début, prenant comme thématique personnelle et intime “le temps”, pour m’appuyer et pour me guider, comme on prend sa canne, en aveugle.
Car dès qu’on entre vraiment en poésie, on est comme aveugle, tout change autour de soi, les repères s’évanouissent. Vos yeux prennent leur part bien sûr, en éclaireurs ils ouvrent le chemin, mais ils ne servent à rien pour progresser.
Pour cela, avant tout il y a l’écoute, et pas seulement par les oreilles, il faut l’écoute par tous les pores de sa peau… Il faut se transformer en capteur ultrasensible, en acousticien du silence, en acousticien du bruit de fond d’une autre, parce qu’il n’y a plus qu’elle qui émet alors dans cette forme de rencontre essentielle.
D’ailleurs ce n’est plus elle vraiment que tu captes, c’est beaucoup beaucoup plus, c’est un précipité d’elle, un recueil d’impalpable brisures qui forment son rayonnement, ses propres particules d’énergie en mouvement qui viennent frapper les antennes instinctives que tu avances vers elle.
Mélanie est pétrie de langue poétique, elle a en elle ce noyau d’énergie, cette source invisible, enfouie profondément, qui émet avec sa logique, sa syntaxe, ses codes, ses traumas, ses sésames, ses couleurs, ses formes inventées – qui restent parfois énigmatiques et tant mieux.
Ecoutez ce texte sublime, un parmi beaucoup d’autres, je m’efface :
Se taire enfin
Ne rien dire…
Ne plus parler, se taire enfin.
Se casser du monde dans une parabole de silence,
Ce mensonge des mots qui ourlent de larmes
Nos cris muets.
Dis, tu m’entends ? Tu m’entends ?
Les mots, cet alphabet structuré
D’une pensée d’absurdité qui se conjugue
A compte soldé sur l’éternité
C’est du pareil au même…
Endroit ou envers, une simple maille
En somme, juste à découdre.
Et moi,
Avec mes doigts de cire,
A tant lisser les années,
Qui n’apprendront plus rien
Des métamorphoses du corps
J’ai tout oublié,
Les rides que l’on poursuit du regard,
La hanche qui se dénude,
Et cette courbe qui fuit
Que l’on dit de tendresse
Et qui n’est que d’absence.
Le temps va inscrivant sa mémoire,
Une odeur de chair mouillée,
La sueur acide d’un sanglot
Qui avoue ses désaveux,
Et cette main sur un front
Pour prier d’un vœu l’aurore,
Aimer… Encore un peu…
M’habiller chic de cette solitude
Qui me retient
De gueuler… Encore un peu
A conjuguer les dictionnaires
Comme une nausée
Tant j’en connais tous les lexiques.
Et mon ventre qui s’adoucit
D’un songe d’enfants
Quand le rire le tendait encore d’un espoir,
Cette vie inscrite au creux des flancs
Comme une marée qui a fini de donner.
Coquillages ancrés de mort
Quand la mort joue déjà de ses parfums
Comme une nostalgie maquillée
En attendant le jour et l’heure
Où enfin je m’abandonnerais
De tous ces mots anorexiques
Avec leurs symphonies de famine
Coulant l’inutilité de ma prière
Ta voix et toi. Toi et ta voix…
Et moi qui me désosse,
Qui me désosse…
17 juillet – Episode 2
« On dit des mots, on les enchante ; on se croit vivant, alors que l’on est à peine en vie. On espère. On s’en va et l’on revient. Peut-on être certain au moment de sauter d’un train en marche qu’il n’y a pas dans un quelconque wagon, un recoin que l’on ignore, que l’on n’a pas su voir et qui est justement la clef du voyage ? » Mélanie Talcott. Préface à “Ami de l’autre rive”
Quatre Poèmes
Quand je serais grand je serais fou, Dis-moi…, Détachement, Ami de l’autre rive.
Nous sommes des corps, chacun de nous étant circonscrit dans sa frontière de peau. La relation nous sauve de l’enfermement. Mais il reste toujours cette part d’autisme archaïque à la racine de l’individu forteresse. Une réserve fondamentale, un frein à l’exercice de la relation. Ça se traduit par des maladresses, des timidités, des mutismes, des fous rires ou des pleurs survenant à contretemps… On peut tout à fait décider de développer cet handicap et d’en faire sa folie. C’est l’esprit qui enferme.
Je ne sais ni rire ni vraiment pleurer
J’ai mes journées
Moi aussi
À vider et à remplir
Tu me pries,
Fais-moi sourire
Et tu applaudis
Et je m’applique
À te donner une larme de rire.
Tu me dis,
Tais-toi, je ne te crois pas
Et tu pleures
Et je me tais
C’est à mon tour de pleurer et de rire.
J’arrive toujours à contretemps,
Trop tôt, trop tard,
Jamais quand il faut…
À contre-courant.
Ami.
Nous sommes tous cet être-là, idéal, qui sait écouter, comprendre, aimer, consoler, conseiller, guider, prévenir, ne rien dire, regarder avec le cœur, retenir son jugement et ses mots, donner crédit à l’autre sans vouloir de retour.
L’autre, nous sommes tous cet être exigeant, égotiste, souffrant d’abandon, de manque de reconnaissance, d’amour maternel, de père, dans des abîmes d’estime de soi effondré, paranoïde et bourré de mauvaise foi, toujours sur la défensive, avide de grandeur et méprisant parfois les autres autres, copieusement.
Miséreuse littérature du mot,
Art singulier du cœur
Dis-moi
C’est quoi, pour toi
L’amitié ?
Une symphonie qui se fredonne parfois
Quand on a tout chanté mille fois,
Un rêve en mouvance
Quand le mouvement s’arrête
D’un silence en souffrance,
Du rire en cascades
Quand le vin se prend pour la vigne
Et la lassitude pour une attitude,
Du chagrin brodé fin
Qui se joue un air de traviata
Pour maîtriser sa romance,
Un peu d’à-quoi-bon qui traîne
Au ventre blême de la vie
pour s’inventer un paradis,
De l’impatience en partance
Dans la patience du temps,
[…]
Que cherche-t-on dans l’ami ? Peut-être cette différence en tout qui cède devant le désir de jouir chez lui de ce qui ne nous appartient pas, d’étendre nos propriétés dans son territoire, en impérialiste tendre.
Que cherche-t-on d’autre ? Peut-être l’illusion d’une entente absolue, ce baume sur la souffrance et la fierté d’être unique et seul. L’ami lucide sait ces motivations, ces polarités opposées qui électrisent la relation.
On le pressent davantage quand on parle d’amour, cette amitié charnelle. On sait sur combien de choses on passe, au fond de soi, pour préserver la paix de la rencontre, entretenir la compatibilité, et comme il suffit de peu de chose pour faire rupture si on veut, après la trahison réelle ou imaginaire.
On sait bien qu’on attend beaucoup de ce détachement, qu’on le goûte par avance, qu’on en a besoin pour revenir à soi ; car on espère quelque chose de profond de ce retrait qui nous rapprochera à tout jamais de l’autre désormais greffé à notre moi. Nous l’avons absorbé.
Les cafés qui se glacent
À l’aube des terrasses mauves
Finis d’en boire…
Le rêve a vécu
Crevé au bord du lit
Froissé d’aveux.
[…]
Tout peut se faire,
Tout peut se dénouer,
S’oublier,
Entrer dans les limbes du temps
Glisser dans les plis gris-perle du souvenir.
Il suffirait que ma main glisse de la tienne,
Que la mer ouvre en nous un gouffre qui ne se fermerait plus,
que nos paupières lucides s’aveuglent d’angoisse
Il suffirait que nous redevenions individuels
Pour que se rompe ce qui nous attache.
Ô combien nous désirons secrètement cette expérience redoutable du détachement, de l’éloignement de l’autre rive, figure de la mort et de la finitude, combien nous sommes tentés d’éprouver nos forces devant la douleur inévitable du deuil, que nous programmons pour vérifier que nous saurons y survivre… puisque nous le décidons… et pour jouir seul désormais du butin que représente cette histoire vécue, close, figée autant que durera notre temps, trésor en nous enkysté.
Il ne faudrait pas s’aimer,
Il ne faudrait pas que l’un s’accorde si bien
Aux pas de l’autre.
Il ne faudrait pas toute cette éternité pour se comprendre.
Et pourtant,
Si nous n’étions pas ce suicide lent,
Solitaire et inutile,
Si nos chairs habituées ne se meurtrissaient pas
Aux éclats d’un plus grand vouloir,
D’un autre devenir,
Si nos esprits travestis ne renaissaient pas
Tels des oiseaux phénix
Je serais lettre morte
Et tu serais un scribe inutile
Mort à lui-même
Ma main crochetée sur une plume noire et sèche.
Ami.
Nous portons en nous les deux rives, comme une blessure deux bords, nous sommes des deux rives, nous le savons, nous avons toutes les facultés nécessaires pour nous considérer tels que nous sommes, pour être lucides et voir en soi l’ami de l’autre rive, de l’autre bord, reflet de soi-même et tellement étranger, inconnu, ombre inquiétante.
Celle ou celui qu’on laisse sur l’autre rive avec son regard étincelant de fureur et de peine, assombri par la surprise et l’incompréhension, ne sera jamais lointain et oublié. Il sera désormais une image et une pensée blessée, logée vibrante au fond de soi, il sera votre peine la plus intime, votre victoire et votre défaite, cette implosion qui vous ramène étroitement à votre précieuse singularité.
L’altérité est faite de cette impossible confusion des corps, de ce principe topographique qui sépare les êtres et qui signe la radicale singularité qui nous constitue, la radicale impossibilité d’être en profonde intelligence… et c’est justement ce qui nous lie et nourrit, et crée notre insatiable curiosité de l’autre.
Je n’aurais jamais assez de songes
Pour te dessiner à la courbe de ma vie,
Tu n’auras jamais assez de temps
Pour dévier la course de mes rêves,
Et pourtant,
Tes mains boivent encore à la coupe de mes reins.
[…]
Amant de l’invisible
Ami de l’autre rive
A peine un geste,
L’esquisse d’une ombre…
Les eaux gonflées du fleuve
Ne charrient que l’empreinte de nos promesses.